L’Amérique latine fait aujourd’hui figure de leader mondial pour la présence des femmes à des fonctions politiques locales et dans les parlements. Mais le chemin vers la participation politique se caractérise par une montée de la violence et des intimidations contre les femmes en politique. À l’ère du mouvement #MeToo, nous faisons résonner la voix des femmes d’Amérique latine qui prennent la parole et se portent candidates aux élections, malgré les obstacles.
En tant que militante des droits des femmes autochtones dans le sud du Mexique, Elisa Zepeda Lagunas a subi le genre de violences qui feraient taire la plupart des gens. Elle a été traînée sur la place du village et presque abattue à coups de machette, sa maison a été incendiée et son frère a été tué.
« On nous a tendu une embuscade… pour arrêter le mouvement que je dirigeais », explique Mme Zepeda Lagunas, 34 ans.
« Ils m’ont dit : “Voilà ce qui arrive aux gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas.” [...] Ils m’ont torturée et m’ont fait des choses dont j’ai toujours du mal à parler. »
Elisa Zepeda Lagunas n’a cependant pas cessé ses activités de militante. Elle a persévéré et brigué un mandat public ; elle a été élue première femme maire de la municipalité d’Eloxochitlán de Flores Magón, dans le district de Teotitlán de l’État mexicain d’Oaxaca, en 2016. En juillet 2018, elle a été élue au Congrès de l’État d’Oaxaca.
« Je me suis présentée aux élections en dépit des risques parce que c’est l’occasion rêvée de faire entendre ma voix à un autre niveau, en tant que législatrice, et que nous avons énormément de travail à faire, dit-elle. Il est essentiel que j’occupe ces espaces et que je les ouvre aux autres. »
En Amérique latine, les femmes exercent actuellement 27,3 pour cent des fonctions politiques locales en tant que membres du conseil ou conseillères municipales, soit une augmentation de 6,5 % au cours des 10 dernières années.
Mais le chemin n’a pas été facile pour les femmes politiques en Amérique latine, où le harcèlement, les menaces, voire les assassinats ont fait de la politique un choix de carrière dangereux. Cela est vrai même en Bolivie, pays pionnier où les femmes représentent 53,1 pour cent des parlementaires — soit le troisième pourcentage le plus élevé au monde — et 44,1 pour cent des conseillers municipaux (en 2014).
BOLIVIA
« Nous avons mené notre combat dans les rues, dans les prisons, nous avons reçu des coups… Nous avons versé beaucoup de sang et déploré de nombreux morts », explique Leonida Zurita, qui a commencé sa carrière politique en tant que syndicaliste agricole avant de devenir la première femme à diriger l’assemblée régionale à Cochabamba en 2015. En 2017, elle a été nommée présidente de l’Association des femmes représentantes départementales de l’État plurinational de Bolivie (AMADBOL), qui a été créée avec l’appui technique et financier d’ONU Femmes.
Mme Zurita ajoute que la représentation des femmes a beaucoup progressé grâce à la législation et à une nouvelle constitution, mais que le harcèlement et la violence politique restent monnaie courante.
En 2012, le meurtre de la conseillère municipale bolivienne Juana Quispe — qui avait porté plainte pour harcèlement et défendait une loi visant à protéger les femmes politiques contre la violence — et l’assassinat de la conseillère municipale Daguimar Rivera Ortiz quelques mois plus tard ont nourri les revendications pour l’adoption d’une loi qui lutte contre la violence à l’égard des femmes en politique.
En 2012, la Bolivie a adopté une loi historique (la loi 243) contre le harcèlement et la violence politique à l’égard des femmes, qui est devenue la première — et qui reste la seule — loi autonome de ce genre dans le monde. ONU Femmes a apporté son assistance technique et financière à cette législation, qui prévoit des peines de prison de deux à cinq ans pour quiconque exerce des pressions, persécute, harcèle ou menace une femme exerçant des fonctions publiques et jusqu’à huit ans de prison pour les auteurs d’agressions physiques, psychologiques ou sexuelles.
Cependant, les réformes juridiques engagées par la Bolivie « n’ont pas modifié les systèmes patriarcaux ou la culture machiste du jour au lendemain et les représailles contre les femmes en politique ont été rapides et généralisées », explique Katia Uriona, ancienne présidente du tribunal électoral de l’État plurinational de Bolivie. Partenaire d’ONU Femmes depuis longtemps, elle a participé à une réunion du groupe d’experts sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes en politique, coorganisée par ONU Femmes en mars 2018.
Selon Mme Uriona, la loi 243 a joué un rôle inestimable en donnant de la visibilité à la question, bien que sa mise en œuvre continue de poser des difficultés, aucun cas n’ayant abouti à une condamnation.
Une étude menée récemment par le Réseau bolivien de coordination des femmes (Coordinadora de la Mujer), organisation bénéficiaire du Fonds d’ONU Femmes pour l’égalité des sexes, a montré qu’entre 65 et 70 pour cent des femmes parlementaires avaient été victimes de harcèlement et de violence politique.
« Ce qui est désolant, c’est que ces formes de harcèlement et de violence politiques soient perçues comme absolument naturelles en politique et qu’elles fassent partie de la culture politique, que ce soit celle des partis ou celle du système démocratique lui-même », affirme Mónica Novillo, directrice exécutive de Coordinadora de la Mujer.
En 2017, ONU Femmes a aidé le Tribunal électoral suprême de Bolivie à mettre en place un Observatoire de la démocratie paritaire contre le harcèlement et la violence politique. Cet organisme surveille la parité entre les sexes et la parité entre les cultures, ainsi que les droits politiques des femmes ; il est également chargé d’assurer le suivi de la participation politique des femmes (y compris la violence), de mener des activités de sensibilisation autour de cette question et de générer des données.
Dans le cadre de ces efforts continus, une loi sur la parité dans les partis politiques boliviens — comportant une section sur la violence à l’égard des femmes en politique — a été présentée à l’Assemblée législative en juin de cette année et approuvée le 1er septembre.
BRÉSIL
Au Brésil, les femmes politiques connaissent des risques analogues ; quant aux femmes autochtones ou d’ascendance africaine, elles ont été doublement visées. En mars 2018, le meurtre de Marielle Franco, 38 ans, conseillère municipale de Rio de Janeiro d’ascendance africaine et militante populaire de défense des droits humains, a fait la une des journaux et soulevé une vague d’émotions dans le monde entier.
ONU Femmes a travaillé aux côtés de ses partenaires pour soutenir les efforts de plaidoyer visant à sensibiliser la population à cette violence, notamment lors du processus de destitution contre l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, en mettant en exergue plusieurs situations de violence politique qui l’avaient prise pour cible en 2015 et 2016.
En partenariat avec la société civile et les maires locaux, ONU Femmes s’efforce d’accroître la visibilité de la violence à l’égard des femmes en politique avant et pendant les processus électoraux et de promouvoir la participation politique des femmes. Dans le cadre de l’initiative Brésil 50-50, dont l’objectif est de parvenir à la parité entre les sexes en politique, une initiative indépendante de journalisme de données appelée « Gênero e Número » (genre et nombre) donne plus de visibilité aux femmes noires, autochtones et LBTI — qui sont nettement sous-représentées dans la sphère politique — et à la violence politique à l’égard des femmes.
«Il faut placer les droits des femmes au centre du débat public lors des élections», a déclaré Nadine Gasman, représentante d'ONU Femmes au Brésil. «ONU Femmes a développé des plateformes pour que les candidates brésiliennes puissent se positionner et s'engager dans le Programme de développement durable à l'horizon 2030, en mettant l'accent sur l'égalité des sexes. Nous savons que nous ne pouvons pas atteindre un développement durable sans une participation égalitaire des hommes et des femmes en politique. »
HONDURAS
Au Honduras, Fátima Mena Baide, conseillère municipale de San Pedro Sula, a dû faire face à des menaces et à des agressions répétées. En 2014, alors qu’elle avait 28 ans et un fils d’un an, elle a fondé un parti politique, s’est présentée aux élections et a été élue au Parlement.
Lorsqu’elle s’est portée candidate à la mairie en 2017, elle a reçu une avalanche de textos et de messages sur les médias sociaux provenant de faux profils et lui disant de s’occuper de son enfant au lieu de se présenter aux élections ou proférant des menaces contre sa sécurité ou celle de son fils. Elle a été agressée physiquement : elle a été frappée, un membre du Congrès briguant un second mandat lui a tiré les cheveux et elle n’a pas pu faire campagne dans certains districts, car un ordre avait été donné de la tuer.
« Ce qui permet aux femmes de rester fortes, c’est de savoir que ce qu’elles subissent est de la violence politique et qu’elles sont visées parce qu’elles sont femmes, affirme Mme Mena Baide, qui s’est également exprimée lors de la réunion du groupe d’experts organisée par ONU Femmes en mars. Parfois,les forces de police ne savent même pas que ces actes constituent des violences politiques. [Elles] ne connaissent même pas ce mot. »
Mme Mena Baide s’est adressée aux pouvoirs publics, mais la police n’a jamais constitué de dossier. Sa tentative de signalement des incidents au sein de son propre parti s’est avérée tout aussi vaine. Elle ajoute que seuls les groupes de femmes et la communauté internationale lui ont manifesté un soutien tangible.
MEXIQUE
« Si “protéger” veut dire retirer la femme de son poste, alors qui gagne ? » demande María del Carmen Alanís Figueroa, chercheuse invitée à la faculté de droit de Harvard, qui a été la première femme juge en chef du tribunal électoral au Mexique.
Durant la réunion du groupe d’experts qui s’est tenue en mars, elle a décrit les efforts menés par le Mexique pour protéger les femmes politiques en l’absence d’une loi dédiée. « Nous devons sanctionner l’auteur des actes, le parti. Protéger les femmes en politique ne signifie pas les éloigner de la politique. Nous devons procéder différemment — c’est la réparation », a-t-elle déclaré.
En 2014, il y a eu une avancée lorsque le Mexique a approuvé un protocole judiciaire fédéral visant à lutter contre la violence politique basée sur le genre à l’égard des femmes (et l’a mis à jour en 2017), le tribunal électoral étant la principale autorité à cet égard. De plus, ONU Femmes Mexique a contribué à l’élaboration d’un protocole modèle pour la lutte contre la violence politique basée sur le genre à l’égard des femmes, aligné sur le protocole fédéral, pour l’État d’Oaxaca, ce qui a encouragé la mise en place d’autres protocoles d’État dans tout le pays.
« Le protocole est une sorte de déclaration politique reconnaissant qu’il y a un problème et que certaines institutions sont prêtes à agir [...], affirme Mónica Maccise Duayhe, spécialiste de la politique et du genre, directrice de l’Unité pour l’égalité des sexes et la non-discrimination de l’Institut électoral national du Mexique. Il nous permet de coordonner nos efforts et nous avons un instrument homogène. Mais le protocole ne suffit pas. Nous avons besoin de mécanismes supplémentaires pour combler les lacunes. »
Même si plus de 4 000 femmes se sont portées candidates à différents niveaux de gouvernement lors des dernières élections en juillet 2018, Mme Maccise Duayhe fait remarquer que seuls 38 cas de violence politique basée sur le genre ont été signalés à l’échelon national, dont trois seulement ont conduit à la prise de mesures de protection. Selon elle, les femmes seraient plus nombreuses à signaler ce type de violences s’il y avait une loi ou si des sanctions plus sévères étaient prévues.
« Mais on ne peut pas compter seulement sur le changement législatif, ou sur un mécanisme ou sur le protocole, poursuit-elle. Nous avons besoin d’une meilleure coordination des institutions. Nous devons former les juges. C’est un processus. »
Mme Maccise Duayhe, qui a également dirigé le programme pour l’égalité des sexes de la Cour suprême du Mexique, a contribué à recueillir l’engagement de neuf partis politiques mexicains à rejoindre la campagne HeForShe d’ONU Femmes avant les dernières élections. Ils se sont engagés à promouvoir les droits des femmes dans leurs plates-formes, à garantir la parité au sein de leurs instances dirigeantes et à lutter contre la violence politique basée sur le genre.
ONU Femmes Mexique a œuvré au renforcement des capacités des gouvernements, des organisations de la société civile et des femmes politiques, par le biais de forums de formation régionaux et de son adhésion à des espaces comme l’Observatoire pour la participation politique des femmes et le Groupe de travail sur la violence politique à l’égard des femmes.
Quant à Elisa Zepeda Lagunas, elle fait partie des 23 femmes (contre 19 hommes) qui constituent désormais la majorité au Congrès de l’État d’Oaxaca. Les élections de juillet ont vu un nombre record de femmes élues dans tout le Mexique, y compris 48,2 pour cent des membres de la chambre basse du Congrès fédéral et 49,2 pour cent des membres du Sénat — soit les troisième et quatrième taux les plus élevés au monde.
« Nous voulons lancer une école de formation pour l’autonomisation politique des femmes dans les 41 municipalités de mon district, déclare Mme Zepeda Lagunas. Nous voulons aussi illustrer la violence à l’égard des femmes en politique, car les peines prononcées lors des rares procès qui ont eu lieu ne sont pas appliquées... Nous avançons peu à peu et j’ai l’impression que tout cela en a valu la peine. »
Source: ONU Femmes.